Lucie-Smith, Edward / DESSINS

Son mariage avec Marina Schwezova en 1965 marqua le début d’une relation exceptionnellement intime et heureuse, et la grossesse de Marina, ainsi que la naissance de leur fils aîné Vadim, attira son attention sur d’autres thèmes - les mystères du corps humain. De cette époque datent des dessins touchants, d’une exceptionnelle beauté, tirés d’un carnet d’esquisses, qui traitent d’un sujet rarement abordé dans l’art occidental : le processus de la naissance. Ils furent réalisés à Londres, lors d’un séjour de 18 mois effectué grâce à une bourse d’études accordée pour un voyage en Europe. Ces dessins possèdent une fraîcheur et une spontanéité qui montrent à quel point Burwitz est un dessinateur, complètement et intrinsèquement, un être pour lequel dessiner est aussi naturel que de respirer, ce qui est chose rare. Les dessinateurs de cet ordre sont plus rares encore que les peintres qui ne sont juste que de bons peintres, comme l’histoire de l’art le prouve par ailleurs.

Le brillant du trait de Burwitz s’affirme également au travers des portraits de ses amis, des compagnons artistes, écrivains et musiciens, que Burwitz a réalisés au cours de sa carrière. Dans ces portraits, dessinés ou peints, il se rapproche plus du grand sécessionniste autrichien Oskar Kokoschka que des artistes du groupe Die Brücke, basé à Dresde.

Lucie-Smith Edward / INTRODUCTION

Dans un certain sens, chaque parcours artistique ressemble à une danse sur la corde raide. L’individu créateur se doit de garder l’équilibre, dans une situation qui peut se révéler fatale à tout instant,dans laquelle le moindre faux-pas peut s’avérer funeste. Et ce n’est qu’en gardant son attention fixée sur un seul point - le but à atteindre - que l’artiste peut y parvenir.

La différence entre les véritables funambules et les artistes authentiques est que ces derniers espèrent bien sûr ne jamais atteindre ce but. Le jeu n’en vaut la chandelle que si l’objectif s’éloigne continuellement. Cela prévaut tout particulièrement en ce qui concerne la carrière et la personnalité de Nils Burwitz. Que ce soit dans le domaine personnel ou artistique, jamais Burwitz ne céda à la tentation d’emprunter un chemin sûr et conventionnel. La nature essentiellement expérimentale de son art, et en particulier de son œuvre graphique, sujet de cette exposition, se reflète dans l’histoire de sa vie - plus précisément dans celle de ses plus jeunes années. Son œuvre mêle à des thèmes universels ceux qui lui sont plus personnels.

Lucie-Smith, Edward / EDITIONS BIBLIOPHILES

Les années à Majorque ont été marquées par une identification accrue avec la communauté majorquine et les cultures espagnoles et majorquines. Burwitz, par exemple,a effectué un petit portfolio de gravures consacrées aux quelques mois désastreux passés à Valldemossa par George Sand et son amant d’alors, le compositeur Frédéric Chopin, au cours de l’hiver 1839-1840. Le texte en est de Robert Graves, le grand poète britannique qui habita des années durant dans le proche village de Déya. Pour Burwitz, Graves et le maître catalan Joan Miró sont les deux grands héros de Majorque. Son amitié avec la famille de Miró a été comme une bonne étoile sous laquelle fut placée sa vie insulaire. Il existe également un portfolio dédié au «Miró invisible», avec vingt gravures illustrant vingt textes d’amis de Miró.

Lucie-Smith, Edward / TERRACES de MARINA

Cependant, les fruits les plus impressionnants de ces années restent une série consécutive d’aquarelles, intitulée Terraces for Marina (Terrasses pour Marina). Celles-ci, toutes du même format, se basent sur la forme des terrasses de Valldemossa, et sont pourvues en marge de longs textes, soit en anglais ou en allemand, soit en espagnol ou en majorquin, langues couramment parlées dans le foyer Burwitz. Les images illustrent son amour de la ville elle-même, et de la nature aux alentours. Elles offrent également un commentaire sur des évènements de portée plus universelle. La catastrophe du 11 septembre 2001, par exemple, lui a inspiré un dessin qui est l’une des œuvres d’art parmi le peu qui soient réussies que je connaisse, nées de cette tragédie. J’adore ces dessins, non seulement pour leur assemblage fondu de textes et d’images qui me rappelle d’une curieuse façon, bien qu’il n’existe aucune ressemblance de style, le grand peintre et poète William Blake, mais aussi parce qu’ils sont absolument dénués de prétention. Ils sont le produit d’un homme qui tire profit de son don - ou de ses dons, le pluriel dans ce cas semblant être plus approprié puisque ensemble, mots et images participent - afin de se mettre au diapason avec le monde qui l’entoure, afin de s’en imprégner et qu’il en résulte quelque chose.

Lucie-Smith, Edward / VITREAUX

Entre-temps, Burwitz, avec une énergie incroyable, s’est sans cesse lancé dans de nouvelles entreprises. Il est maintenant devenu l’un des principaux créateurs dans le domaine du vitrail - un domaine dans lequel Miró, son mentor vénéré, n’a tenté de pénétrer qu’une ou deux fois, mais de façon plutôt hésitante. Le vitrail est essentiellement une affaire de passion pour la lumière et la faculté de la contrôler. On peut imaginer ce que cela suggère pour un homme de ce tempérament. Après tout, éclairer les choses d’ici-bas, - que ce soient des endroits, des personnes, la psychologie humaine et politique ou les situations sociales - tel a bien été le thème de toute son existence en tant que créateur.

Lucie-Smith, Edward / PORTFEUILLES GRAPHIQUES

Cependant, les premières œuvres de Burwitz ne sont pas uniquement d’essence expressionniste, elles font également preuve d’une tendance surréaliste. C’est ce qui apparaît dans l’une de ses premières œuvres majeures, le portfolio de 1966, Locust Variations (Variations de sauterelles), basé sur une série de 9 dessins originaux au crayon. Cette série de lithographies exprime à la fois son amour de la nature africaine et son sens de la cruauté qui y règne, tout comme sa perception des conditions extrêmes de vie sur le continent africain.

Toutefois, Burwitz ne pouvait rester prisonnier de thèmes purement privés. Au cours de sa période en Afrique du Sud, bien nombreux furent les aspects de la vie locale qui suscitèrent de plus en plus souvent un écho dans sa conscience. En 1948, dix ans avant son arrivée, les discriminations raciales avaient été institutionnalisées dans le pays par les premières lois de l’apartheid.

Des évènements de cet ordre ne pouvaient laisser de glace un homme du tempérament de Burwitz. Il progressa graduellement vers une nouvelle forme d’art contestataire, plus largement représenté dans ses œuvres graphiques que dans ses tableaux. Ce qui frappe, c’est que ces estampes figuraient un changement de technique complet. En se tournant vers la sérigraphie, qui lui permettait de recourir également à des documents photographiques, il fit preuve d’un art consommé. Les estampes mettaient l’accent sur l’absurdité de l’apartheid - en particulier sur le pédantisme tenace avec lequel les affaires raciales étaient traitées - tout comme sur son inhumanité. Burwitz utilisa fréquemment un procédé de gravure compliqué, sur plusieurs couches, pour exprimer sa position. C’est ce qui ressort de la série Zone de marés, une série de neuf gravures réalisées avec Advanced Graphics à Londres, mais à une période où Burwitz résidait encore en Afrique du Sud.

Ses premières œuvres engagées virent le jour à la fin des années 1960 - exactement à l’époque où élever la voix sur ce sujet, pour quiconque, qu’il soit artiste ou écrivain, était le plus périlleux.

L’un des problèmes que rencontre l’art à tendance politique, c’est qu’il est souvent dépassé dès que les évènements le sont, même s’il y a des exceptions à la règle. Les Désastres de la guerre de Goya ou Guernica de Picasso sont deux exemples qui viennent à l’esprit. Un autre exemple, d’une certaine façon encore plus parlant, est La mort de Marat de Jacques-Louis David, au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Ses prémisses politiques - que Marat était un homme bon et intègre - sont, dans ce cas, pour le moins douteuses. Cela n’en demeure pas moins l’une des œuvres politiques parmi les plus célèbres, et à l’influence considérable. En ce qui concerne Burwitz, si ses œuvres engagées ont traversé les ans sans subir les outrages du temps, c’est pour deux raisons. La première, bien évidente, c’est qu’il fait preuve d’un exceptionnel degré de dons artistiques et d’une grande originalité dans l’utilisation mêlée de la sérigraphie et des documents photographiques. La seconde est sa profonde compassion. Des œuvres telles que Tidal Zone sont emplies d’ironie et même d’une prise d’humour noir. Elles ont été également inspirées par un réel sentiment d’indignation - indignation aussi bien face à la mesquinerie qu’à la cruauté. Un autre aspect est également à signaler : une énorme expansion de la sérigraphie dans le domaine artistique, en partie sous l’influence du Pop Art américain, vit le jour dans les années 1960 et 1970. Néanmoins, seuls peu d’artistes furent capables de pénétrer sa vraie nature en tant que processus et de l’employer de manière originale, créant ainsi des images qui n’auraient aucunement pu voir le jour par le biais d’une autre technique. Andy Warhol fut l’un d’entre eux. Burwitz, bien que prenant une direction toute différente, en fut un autre.

En 1976, il prit la décision de déménager à nouveau - mais cette fois dans le village idyllique de Valldemossa, dans les montagnes de Majorque. La transplantation n’étouffa en rien l’engagement politique qui était devenu partie intégrante de sa personnalité artistique. Il continua à faire de brillantes sérigraphies originales, aux thèmes souvent politiques. La gravure à double face Namibia : Heads or Tails ? 1 (Namibie : Pile ou Face ? 1), qui représente pour de nombreuses personnes la signature de Burwitz, fut réalisée en 1979. L’idée en est à la fois extrêmement simple et extrêmement effective : la gravure recto verso montre les deux faces d’une même d’email, d’un côté le spectateur est prévenu qu’il entre dans une aire défendue, de l’autre, il est placé devant une surface vide, comme un paysage désertique et désolé. Et les deux côtés sont percés de plusieurs points d’impact laissés par des balles.

D’autres gravures sont des commentaires oppressants sur la tournure que prennent les évènements en Afrique du Sud. Ignis Fatuus, datant de 1987, en est un exemple. Il rappelle la coutume du «necklacing» en usage dans les townships, méthode particulièrement horrible d’éliminer un supposé traître ou parfois une hypothétique sorcière en lui maintenant dans le dos les mains liées par du fil de fer et en lui enfilant sur les épaules un pneu imprégné d’essence avant d’y mettre le feu. Dans les derniers soubresauts qui devaient mener à la suppression du régime de l’apartheid, ce châtiment était fréquemment employé par les membres de l’ANC (African National Congress) pour terroriser les dissidents et encourager la solidarité politique noire. L’une des personnalités dirigeantes qui semble avoir encouragé cette pratique était Winnie, la femme de Nelson Mandela. Cette fois encore, Burwitz a trouvé une solution techniquement très ingénieuse en réalisant la gravure sur deux épaisseurs de papier : sur la première feuille, le frottage d’un pneu Firestone grandeur nature, portant l’inscription IN SUID AFRIKA VERVAARDIG, MADE IN SOUTH AFRICA, délimite une déchirure au centre de laquelle apparaissent sur la feuille du dessous, les symboles de la croix d’un côté, de la faucille et du marteau de l’autre, en train de fondre.

Une autre petite série de gravures - vastes images sur papier plié - montre les profils face à face des Mandela, mari et femme, et commente ainsi la détérioration de leur relation après la libération tant attendue de Mandela. L’image, un baiser sur le nez, basée sur la photographie de mariage du couple, fut peinte à l’origine sur un drap de lit durant la visite à la Settler’s Inn de Grahamstown, cinq ans avant la libération de Mandela en février 1990. Ce que Burwitz en a fait par la suite illustre la subtilité artistique et l’habileté avec laquelle il laisse sous-entendre ce qu’il n’a pas besoin de clamer. Cela démontre également comment il arrive à s’imprégner de faits dérangeants - un don qui n’est pas offert à tous les artistes qui se mêlent de politique.

Certaines gravures prouvent que Burwitz observait aussi la situation en Europe, et en particulier la division de l’Allemagne. La gravure double-face Trompe l’œil / Turning Point (1981) montre une silhouette debout en face de la porte Brandenbourg à Berlin. D’un côté, elle nous fait face, comme un touriste dont on prendrait la photo. De l’autre, le dos tourné vers nous, nous le voyons rapetissé dans un miroir de circulation, avec l’inscription «Nicht halten im Wendebereich» (interdiction de s’arrêter au rond-point) sur un panneau à côté de lui. Un reflet dans le miroir, en forme de large X semble entraver sa progression. À l’époque à laquelle la gravure a été réalisée, la porte s’élevait dans le no man’s land, du côté est du Mur, visible, mais inaccessible pour les habitants de Berlin-Ouest.

Pierre Restany

Les tableaux récents de Nils Burwitz résonnent bizarrement dans la tête et le coeur du spectateur. La facture est fortement expressioniste, la stridence des couleurs parfaitement contrôlée. La tension sourde qui en émane s’apparente à un effet - ou à un exercice - de style: elle débouche sur une angoisse métaphysique qui est sans doute beaucoup plus supportable que celle qui nous saisit à la vue de certains Bacon ou même de certains Baselitz Car il est bien certain que ces tableaux donnent le change.